KEDISTAN ? Analyses, Auteur(e)s invité(e)s janvier 11, 2016 Auteur(e) invité(e) invitee-carol-mann-genocide-kurde Un génocide qui ne dirait pas son nom ? Article de Carol Mann, sociologue et spécialiste de l’étude du genre et conflit armé, fondatrice de l’association Women in War, publié le 10 janvier sur son blog Médiapart. Le sort des Kurdes de Turquie En 1948, la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide des Nations Unies formula une définition qui sert depuis à évaluer tous les massacres dont le but est l’extermination d’un peuple et sa culture. L’actuelle politique d’Erdogan contre sa propre population d’origine kurde remplirait-elle elles les conditions requises ?

Depuis que la Turquie s’est engagée auprès de l’OTAN dans la coalition contre le terrorisme, force est de remarquer, qu’à l’exception de deux opérations modestes en juillet et en octobre dernier, les frappes militaires se sont exclusivement concentrées sur une population nullement considérée ennemie par l’OTAN. Au contraire, il s’agit même des seuls alliés occidentaux qui luttent sur le terrain contre Daesh, les bataillons kurdes du Rojava, le Kurdistan syrien. Et depuis novembre dernier, s’ajoute une véritable guerre contre une population particulière dans le sud-est de la Turquie-même.

Depuis que la Turquie s’est engagée auprès de l’OTAN dans la coalition contre le terrorisme, force est de remarquer, qu’à l’exception de deux opérations modestes en juillet et en octobre dernier, les frappes militaires se sont exclusivement concentrées sur une population nullement considérée ennemie par l’OTAN. Au contraire, il s’agit même des seuls alliés occidentaux qui luttent sur le terrain contre Daesh, les bataillons kurdes du Rojava, le Kurdistan syrien. Et depuis novembre dernier, s’ajoute une véritable guerre contre une population particulière dans le sud-est de la Turquie-même. Cette situation qui est en train d’embraser la Turquie entière ne semble pas avoir troublé ses alliés de l’OTAN. Le ministre de la Défense, le général Drian et l’envoyé spécial du gouvernement américain, Brett Mc Gurk, tous deux en visite officielle le 5 janvier dernier à Ankara, ont même félicité Recep Erdogan pour ses efforts contre Daesh pour conclure qu’ils étaient « d’accord sur tous les points de discussion ».

Assad et Erdogan, chefs de guerre jumeaux ?

De toute évidence, les grandes puissances occidentales ont décidé de détourner leur regard d’une situation dans une partie de la Turquie qui ressemble singulièrement à celle qui se déroule en Syrie, même si l’échelle n’est pas la même. Des deux côtés de la frontière, on assiste à des destructions massives de bâtiments par des armes lourdes, l’établissement d’un état de siège, le verrouillage de quartiers entiers, la mort quotidienne par tous les moyens de guerre, des déplacements massifs de population, la torture et l’emprisonnement sans procès, la répression systématique de l’opposition, la fermeture des écoles, des hôpitaux, les manques d’eau, d’électricité, de nourriture, de soins de base, même l’impossibilité d’enterrer les morts. Des Antigones kurdes et syriennes errent dans les décombres.

Assad et Erdogan légitiment leurs guerres en clamant qu’ils mènent des opérations de contre-terrorisme: pour le premier, la définition est floue. Longtemps Daesh n’était pas prioritaire parmi les ennemis à abattre, puisque ceux visés en priorité composaient l’intelligentsia qui avait osé remettre le pouvoir en question. C’est exactement la même chose chez son alter-ego Erdogan : Daesh, non seulement n’a pas été inquiété, mais au contraire activement aidé par l’État turc. L’opposition, soit le parti HDP et l’ennemi héréditaire, le PKK sont accusés d’avoir commis un délit qui pourrait se résumer en Syrie comme en Turquie, à une entrave à la dictature. Chacun des jumeaux est soutenu par un des grands axes de la bipolarité de la Guerre froide à présent ressuscitée.

Deux différences de taille sont à noter. D’abord si l’Occident est plus au moins d’accord pour critiquer, sinon blâmer les façons de faire d’Assad, un voile pudique est jeté sur les massacres du même type et les violations des droits humains perpétrés par Erdogan sur une partie de sa propre population. Au contraire, il se voit récompensé pour sa compréhension intime des desiderata d’une Europe débordée par les réfugiés.
Pire encore, même si le mot a été prononcé sans grande conviction, nous avons la responsabilité morale de réfléchir à une question insuffisamment posée dans les années 30 avec les résultats que l’on sait. Serions nous devant un génocide planifié qui serait en train de se mettre en place contre 18 millions de citoyens turcs d’origine kurde ?

La définition du génocide selon les Nations Unies

Pour y répondre, prenons la définition consacrée, formulée alors par un jeune juriste, Raphaël Lemkin, et reprise par la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide des Nations Unies et adoptée le 9 décembre 1948.
Article II
Dans la présente Convention, le génocide s’entend de l’un quelconque des actes ci-après, commis dans l’intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel :
a) Meurtre de membres du groupe ;
b) Atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ;
c) Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ;
d) Mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ;
e) Transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe.

Le Statut de Rome de juillet 1998 a repris la définition de 1948, pour fonder la Cour pénale internationale, la résumant dans les termes suivants :

l’intention d’extermination totale ou partielle d’une population

la mise en œuvre systématique de cette volonté.

Les actes commis par les forces turques à l’aune de la définition du génocide

Quels sont ces actes commis dans l’intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux ? L’évaluation qui suit se fonde sur des rapports d’Human Rights Watch, Amnesty International et deux organismes de défense de droits humains turcs, Human Rights Association (IHD) et la Human Rights Foundation of Turkey (TIHV).
Depuis juin et surtout depuis novembre 2015, des opérations militaires menées par les forces turques touchent de nombreuses villes dont Cizre, Silopi, Dargeçit, Sur, Nusaybin et la capitale administrative, Diyarbakir. Toutes sont situées dans des régions où vit quasi exclusivement une population kurde dont la religion peut varier, mais dont l’appartenance ethnique domine sur toute autre forme d’identité.

Meurtres à grande échelle, destructions massives, évacuation des populations, assassinats politiques tout en comme en Syrie mais ciblées contre une seule communauté ethnique. Cette politique est cohérente avec la destruction massive de centaines de villages, durant les années 1990, les évacuations de milliers de villageois, la guerre ouverte dans ces mêmes régions entraînant un nombre de mort estimé, en 2008, à 44 000.
Si le PKK a commis des abus et des exactions ce que ses responsables ont admis, force est de reconnaître que la responsabilité de l’ampleur de ce désastre humanitaire ne peut être endossée que les forces de sécurité, cautionnés et armés par l’État, qui ont agi en toute impunité et cela jusqu’à aujourd’hui. En dépit de deux enquêtes parlementaires dans les années 1990 et le début d’une procédure en 2009, ainsi que les efforts du bâtonnier kurdeTahir Elçi, assassiné pour ses peines fin novembre 2015, le gouvernement n’a jamais été inquiété. Au contraire, les arrestations arbitraires, les procès massifs contre des intellectuels, étudiants, militants, sympathisants kurdes se poursuivent depuis des décennies, Ankara se servant systématiquement des lois anti-terroristes pour emprisonner et torturer tous les opposants.

Au nom d’une guerre sans relâche contre un groupe dissident, le PKK – qui, depuis une quizaine d’années, a radicalement changé son approche pour adopter un pacifisme inédit-, ce sont des communautés entières, appartenant à un même groupe ethnique, qui ont été anéanties dans un processus qui ne semble avoir connu qu’une trêve et qui a repris de plus belle depuis juin 2015.

Examinons la liste d’actes constituant un génocide formulée par Lemkin qui utilise comme référence les crimes commis durant la Shoah.

a) Meurtre de membres du groupe

Outre les centaines de morts civiles répertoriées par des grands organismes humanitaires à la suite des opérations militaires depuis juin 2015, dont des manifestants pacifiques, il faut ajouter des assassinats ciblés de figures emblématiques de la communauté kurde, dont les plus récents comprennent Tahir Elçi, bâtonnier de l’ordre des avocats de Diyarbakir le 28 novembre dernier, Seve Demir, Pakize Nayir et Fatma Uyar, trois militantes féministes à Silopi, le 4 janvier 2016, triple meurtre qui rappelle de façon sinistre celui, à Paris le 9 janvier 2013 de Sakine Cansız, Fidan Dogan et Leyla Saylemez. D’autres meurtres de personnes modestes, voués à l’anonymat éternel, comme Rozerin Cukur, 17 ans, le 8 janvier 2016, abattue, comme tant d’autres, par des snipers devant sa porte. Il faut ajouter que nul ne sait qu’est advenu des milliers de prisonniers kurdes dans les geôles turques actuellement, dont 6 744 de plus en 2015, dans des conditions que l’on sait épouvantables, la torture faisant partie des pratiques quotidiennes. De plus, 432 bureaux de partis politiques de l’opposition ont été détruits, dont 417 appartenant à l’HDP.

b) Atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe

Ces atteintes se regroupent en deux catégories, contre les corps, contre les âmes. Selon Amnesty, HRW et d’autres organismes humanitaires, des milliers de Kurdes sont privés d’électricité, de nourriture, d’eau potable, de soins, comme une partie de leurs contemporains syriens. À cela s’ajoute la particularité propre aux projets génocidaires, la tentative d’éradication de la langue et les cultures kurdes. Celle-ci remonte à l’époque où Ataturk voulait construire la nation exclusivement kurde (et sunnite), interdisant les noms de famille, les prénoms, les désignant par l’appellation « Turcs des montagnes  ». Si l’interdiction de l’enseignement du kurde a été officiellement levée, la répression de toute expression culturelle se poursuit et il y est difficile de n’y voir que l’application d’une politique d’assimilation. Ainsi Médiaparyem Durak, âgée de 24 ans a été condamnée à 10 ans et demi de réclusion criminelle pour avoir chanté en kurde, ce qui, pour le juge, constituait la preuve incontournable de l’appartenance à une organisation terroriste. Le documentaire Bakur de Çayan Demirel, a été interdit de projection par les autorités turques au prestigieux festival de cinéma international cette année à Istanbul. Autre exemple : le projet du barrage de Ilisu sur le Tigre qui menace de détruire 199 villages kurdes ainsi que l’antique cité de Hasankeyf, avec son riche héritage archéologique. Par ailleurs, en 2015 en Turquie, 105 958 sites web ont été interdits, contre 40 773 pour 2014 . Bref, il s’agit la destruction de la culture du passé, de celle qui se pratique au présent et de celle qui se destine à porter la culture kurde vers l’avenir, ses moyens d’expression et de communication.

c) Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle

L’Est anatolien est une région particulièrement pauvre de la Turquie que le gouvernement a délibérément privée d’investissements, cultivant les disparités, la discorde et la misère. Les conditions de guerre actuelle, le climat de terreur, les arrestations, la violence quotidienne rendent la vie de plus en plus difficile et a mis des nouvelles populations sur les routes de l’exil.

d) Mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe

La violence contre les enfants, contre les femmes y compris celles qui sont enceintes, revêt une signification particulière dans ce contexte. La fermeture des hôpitaux, des centres de soin les mettent à risque de fausses couches. Certains groupes féministes parlent même de fémicide en vue du nombre de femmes tuées.

S’agirait-il d’un véritable projet de génocide ?

Cet aperçu montre que les conditions énoncées par Lemkin seraient remplies, à l’exception du dernier concernant le déplacement des enfants pour lequel il n’y a pas de statistiques fiables. Pour le moment, ce n’est pas le nombre de morts qui validerait ou invaliderait un projet génocidaire, pas plus que l’admiration que le président porte ouvertement à Hitler. Il faut examiner la forme que prend la répression des populations kurdes en Turquie en fonction de critères juridiquement validés. Tout indiquerait qu’un projet visant la population kurde entière a été mis en place de longue date. Celui-ci paraît est cohérent avec une politique qui date de l’époque d’Ataturk, s’est poursuivi sous le régime militaire et celui de l’AKP. Il comprend les massacres de Zelin (1930) et de Dersim (1937), l’interdiction pénalisée de la langue et la culture kurde de 1983-1991 qui se poursuit sous d’autres formes, l’arrestation de figures emblématiques depuis des décennies (Akin Birdal, Leyla Zanan entre autres). Assimilation forcée et ou tentative de génocide au nom de la recherche d’un Lebensraum pan-turc, c’est à ce niveau que se situe le débat. Sauf que pour l’assimilation, la guerre, la destruction massive des populations, les assassinats politiques ne sont nullement nécessaires, bien au contraire…

Ce que nier le génocide arménien veut dire.

La Turquie continue à nier le génocide arménien. Le refus d’accepter sa responsabilité historique contribue largement à la politique aveugle de la Turquie actuelle, tant à l’intérieur du pays qu’à l’extérieur, ce que l’historien Taner Akcam a remarqué en commentant l’assassinat de Hrant Dink, journaliste turc d’origine arménienne. Ce mensonge perpétré d’une génération à l’autre empêche Ankara de reconnaître la signification véritable de son projet actuel envers la population kurde pour ce qu’il est : un génocide en préparation.
Mais ce n’est pas l’aveuglement in fine suicidaire de la Turquie qui doit nous priver de nos propres responsabilités, même si nos politiciens divaguent : au contraire, la France hérite, par ses populations et ses décisions politiques, de multiples génocides, arménien, juif, rwandais et bosnien. Notre responsabilité est de dénoncer et empêcher que s’accomplisse le projet turc actuel contre les Kurdes.

génocide
Manifestation de femmes kurdes pour commémorer le triple assassinat à Paris © Bretagne-info.org
Article de Carol Mann, sociologue et spécialiste de l’étude du genre et conflit armé, fondatrice de l’association Women in War, publié le 10 janvier sur son blog Médiapar

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Un génocide qui ne dirait pas son nom ?

janvier 11, 2016

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